La protection des données menace l’innovation

L’accord européen sur la protection des données, qui introduit un droit à l’oubli, répond au désir de se réapproprier ses données individuelles, mais il introduit de lourdes sanctions, accroît le fossé entre l’Europe d’un côté, l’Asie et les Etats-Unis de l’autre, et réduit l’accès aux nouvelles formes d’assurance

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Juste avant Noël, l’UE décide de mieux nous protéger. Nous pensons à l’accord sur la protection des données (GDPR). Mise en œuvre en 2018, cette loi de plus de 200 pages modifiera nos comportements et ceux des entreprises. Elle cherche à renforcer les droits sur notre sphère privée, mais ses effets indirects pourraient être lourds. La compétitivité européenne pourrait en souffrir, ainsi que sa capacité à innover.

L’accord, comme d’habitude, part de louables intentions. Il permet à l’individu de reprendre possession de ses données. Un acte compréhensible. Chacun de nos gestes, sur les réseaux sociaux, sur internet et dans les magasins, est enregistré, stocké et analysé. L’UE introduit un droit à l’oubli. La notion est inconnue aux Etats-Unis et en Asie. Ce droit créera un casse-tête majeur au sein des entreprises en termes de gestion des données, comme l’a montré une conférence organisée par la Swiss Finance + Technology Association. Le besoin de consentement de la personne sera aussi renforcé. Enfin, les régulateurs introduisent une sanction allant jusqu’à 4% du chiffre d’affaires pour les entreprises ne respectant pas ces dispositions.

Le fossé culturel et économique entre l’Europe d’une part, l’Asie et les Etats-Unis de l’autre va s’élargir. Outre-Atlantique, les questions de sphère privée ne sont pas du tout aussi sensibles qu’ici. Des conflits juridiques sont donc programmés.

Big Data et l’industrie de la paix de l’âme

Big Data impose pourtant aux entreprises de maximiser les données des consommateurs. Le HeathKit d’Apple et le traceur d’activité UP de Jawbone enregistrent notre activité physique, notre diététique, notre sommeil, notre rythme cardiaque. Google et Alcon effectuent des recherches sur des lentilles de contact qui mesurent le niveau de glucose des larmes. La multiplications des accessoires interconnectés renseigne de plus en plus sur notre santé et notre volonté de l’améliorer. Les assurances ne manqueront pas d’utiliser ces informations personnelles.

Dans «Foolproof» (à toute épreuve), Greg Ip, chef de la rubrique économique au Wall Street Journal, définit la branche de l’assurance,, comme «l’industrie de la paix de l’âme». En nous enlevant le risque financier lié à la maladie, l’accident, la mort, les catastrophes, «aucune autre innovation financière ne permet autant d’augmenter le bonheur», estime-t-il. Big Data offre quantité d’opportunités dans ce domaine. Mais ne risque-t-on pas un conflit entre «la recherche du bonheur» et la perte d’informations sur notre sphère privée? La question est typiquement européenne, dira-t-on.

Les assurances vie se sont longtemps satisfaites de données fournies par l’assuré lui-même et les tierces parties, au moment de la signature du contrat. L’ère numérique s’apprête à tout bouleverser. Même le profil génétique sera progressivement intégré dans l’analyse de la prime, selon une étude de Sigma (Life Insurance in the digital age). L’«analyse prédictive» permet en effet d’identifier les perspectives de santé des individus et leur évolution en temps réel (et non plus seulement à la signature). Il devient subitement possible de prévoir les risques d’un individu en temps et ses prédispositions. L’assureur Aviva, aux Etats-Unis, s’appuie par exemple sur des données qui témoignent des habitudes sportives et alimentaires en partant de l’hypothèse qu’elles fournissent de bons indicateurs sur la santé future.

Interdit en Europe mais pas aux Etats-Unis

L’utilisation des données génétiques est interdite aux assureurs européens. Au Royaume Uni, un moratoire a été défini jusqu’en 2019. Par contre aux Etats-Unis, selon une étude de Sigma, le Genetic Information Nondiscrimination Act (GINA) autorise l’utilisation de l’information génétique dans les assurances vie, dépendance et invalidité, mais l’interdit à l’assurance maladie. Pour compliquer encore le tableau, il convient d’ajouter que certains Etats l’interdisent, d’autres non et que certains se satisfont du consentement de la personne.

L’individu dont le comportement est sain obtient un avantage financier. L’assureur sud-africain Discovery offre des rabais (primes d’assurance, cinéma, hôtels, voyages, fitness) si ses clients arrêtent de fumer, se nourrissent sainement et pratiquent un sport. La rentabilité de l’assureur s’accroît dans le sillage des assurés. Le modèle s’étend. Discovery a signé un accord avec le groupe chinois PingAn et aux Etats-Unis avec John Hancock.

Cette stratégie encourage sans doute un comportement sain, accroît l’espérance de vie et permet une plus grande précision dans la gestion des risques. Mais les avantages offerts par Big Data peuvent-ils se marier à la méfiance affichée par l’UE à l’égard de l’économie et de l’innovation?

Le débat sur l’effet économique de ce meilleur contrôle de la santé reste également ouvert. Dans «Death and Taxes» (iea.org), Christopher Snowdon montre par exemple que le coût total (sur toute la vie de l’individu) de l’augmentation de la longévité liée à un style de vie sain est considérablement supérieur au coût des gens au mode de vie moins sain (obésité, fumée, alcool).

Par Emmanuel Garessus
http://www.letemps.ch/economie/2015/12/21/protection-donnees-menace-innovation